La cavalcade de l’été 2017 |
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23 juillet
Hier encore je dormais à Séville ; et voici que je me réveille surpris,
dans mon cadre habituel, la tête encore prise d’un léger tournis. C’est
qu’entre le 10 et le 22 juillet je me suis trouvé embarqué à l’impromptu
dans une sympathique cavalcade maritime : Bordeaux, Lisbonne, Horta
(Açores), Barbate (Andalousie), Séville, Bordeaux.
Eliminons tout
de suite du souvenir, pour ne pas le gâcher, les voyages aériens. Taxis,
longues attentes pour enregistrer les bagages, pour embarquer, pour
débarquer, etc., tout le monde connaît. Le vrai plaisir commence donc à
Horta le 11 juillet. Pour la troisième fois je touche Faial,
cette île belle et délicieuse d’un archipel hors des autoroutes
touristiques, qui conserve la gentillesse et la sérénité d’une
population portugaise peu nombreuse et donc accueillante. C’est la
première fois cependant que j’y arrive par le ciel. Les Açores sont neuf
îles hautes surgies de la grande balafre volcanique qui partage du nord
au sud de la planète l’océan atlantique. Gardiennes de l’anticyclone qui
porte leur nom, leur climat est humide et changeant, parfois rude.
Verdoyantes, elles nourrissent un grand cheptel de vaches qui produisent
25% des produits laitiers du Portugal. A ces images familières de bovins
qui broutent se superposent bien des visions dépaysantes de hauts
sommets, d’abondance de fleurs (hortensias et agapanthes surtout), de
calderas aux lacs profonds, de terre chaude et fumante au parfum soufré.
Le volcanisme est omniprésent et autour des lèvres de la dorsale
médio-atlantique, par trois mille mètres de fond, les coulées et les
fleuves de feu sous-marins ne sont connus que des vieux cachalots. Car
les eaux des Açores sont également un lieu de villégiature privilégié
pour de nombreux cétacés. Leur massacre fondait d’ailleurs jusqu’en 1984
l’économie de l’archipel. Il a heureusement été remplacé par un tourisme
spécialisé dans leur pacifique observation.
C’est avec émotion que je retrouve Horta, escale mythique des navigateurs de plaisance en rupture de traversée transatlantique. Idéalement placées sur la route de retour des Caraïbes vers l’Europe en bénéficiant des vents dominants d’ouest, les Açores sont l’exact équivalent des Canaries pour les navigateurs; lorsqu’à l’aller on prend la route des alizés. Ainsi se détermine un tour de l’atlantique nord, véritable cadeau de la nature à ceux qui s’y intègrent et la respectent par leurs voiliers. Il règne dans ce port une atmosphère sociale unique, c’est une synapse importante du monde maritime. Il s’y entrecroise là toutes conditions confondues, s’entraide à bord des voiliers, boit chez « Peter » au Café Sports, peint la trace de son passage sur le quai ainsi constamment maintenu couvert des « tags » les plus bienvenus.
« Peter » Café Sports selon Enrique Vila-Matas: « C'est un temple du
gin-tonic et de la maracuja, qui continue d'être fréquenté par les
seigneurs de l'aventure. Ce bar a comme un goût de dernier refuge :
les vieux baleiniers sont là, en éternelle conversation avec les
navigateurs de passage. Au panneau de bois sont toujours épinglés
des notes, des télégrammes, des lettres, des souvenirs inventés, des
dessins de bateaux avec des mots qui semblent parfois avoir été
écrits par des naufragés de la vie, comme cette phrase que j'ai
recopiée, qui était signée par une certaine Maria, de Foz : "Je
reviendrai au 'Peter's Bar'. Il aura l'or de Rimbaud, et une
expression blessée bordera d'ombre ton abîme." »
Voir un diaporama (Transat 2006) Et me voici à bord d’ « Auhema », magnifique
« Beneteau 50 » appartenant à Francis, qui m’accueille en compagnie de
Jorge, second équipier arrivé la veille. Le plus étrange est qu’aucun de
nous ne connait les autres… Voici l’histoire.
Francis et son épouse profitent cinq mois
par an de leur voilier, seuls ou en compagnie de famille et d’amis de
passage, depuis quinze années qu’ils sont libérés des contraintes
professionnelles. C’est un programme que l’on préfère légitimement
pratiquer sous un climat clément, c’est-à-dire entre les deux tropiques.
Brésil, Amazone, Venezuela et ses iles, Nicaragua, Guatemala, Jamaïque,
Cuba, République Dominicaine, Porto Rico, Iles Vierges, chapelet des
petites Antilles, Bahamas, Bermudes ; ces noms chantent l’exotisme et
font lever en chacun la « Brise Marine » de Mallarmé et l’envie de
partir :
« Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux
sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! ». Cette belle tranche de vie savourée, il faut
rentrer chez soi… Enfin, en l’occurrence passer Gibraltar et amener
« Auhema » à Saïda où il hivernera dans une marina marocaine. C’est par
là, tout droit, par le tapis roulant des vents d’ouest… J’exagère bien
sûr. Une traversée transatlantique reste toujours une aventure et il
faut à notre époque déplorer qu’un peu abusés par des récits exagérément
optimistes d’aucuns s’y lancent à leurs dépens. Chaque printemps égrène
ses naufrages, disparitions corps et biens, avaries graves, problèmes
médicaux sur cette route. Il faut s’informer objectivement et mettre
toutes les chances de son côté par une préparation sérieuse du voilier
et de l’équipage. Pour évoquer quelques exemples, lors de ma dernière
traversée nous avons suivi à la radio les ennuis d’un voilier semblable
au notre qui avait perdu son safran et ne pouvait donc plus se
gouverner ; nous avons découvert à la dérive un grand voilier de seize
mètres abandonné par son équipage, effrayé par du mauvais temps et
évacué par les US Coastguards. Enfin, deux mois après notre arrivée, le
skipper dû être opéré en urgence d’une appendicectomie, évènement qui
aurait aussi bien pu s’avérer indispensable un peu plus tôt, au milieu
de l’Atlantique, loin de tout secours… La traversée d’Auhema quant à elle s’est
heureusement bien passée et voici le voilier à Horta fin juin, et
Francis…en panne d’équipiers. Le réseau des amis est mis à contribution
et nous voici Jorge et moi embarqués à l’improviste dans la fin de
l’aventure. Il est bien rare que rejoignant ainsi un
bateau on ne soit chargé d’apporter quelque pièce de rechange
introuvable sur place. Ce fut mon cas, colporteur d’une pompe neuve pour
un équipement indispensable, stratégique mais complexe et fragile sur
tout navire : les water-closets… Nous voici donc tous les trois l’après-midi
du 11 juillet, chacun inconnu des autres il y a quelques minutes,
tournevis et pince à la main, faisant connaissance dans l’exigüité de
l’édicule concerné pour résoudre une fois pour toutes (non, ce n’est
jamais une fois pour toutes…) cet intéressant problème. Bien sûr nous n’avons pas été choisis par
hasard et nous sommes bien tous les trois de la même confrérie des
passionnés par la mer et les voiliers, qui ne délivre pas de diplôme
mais où l’on se reconnaît rapidement à l’usage ; même, comme ce fût le
cas ici pour Jorge et moi, si l’on n’a pas la même langue maternelle.
Notre fonctionnement et notre amitié spontanée seront source de
satisfaction tout au long de cette traversée de 1200 milles nautiques,
soit un tiers de traversée transatlantique. Moi qui ai commencé à naviguer comme scout
marin, à peine adolescent à bord de rustiques voiliers en bois qui
prenaient toujours un peu l’eau et dont les apparaux étaient plus lourds
que nous, qui ai suivi l’évolution des voiliers de plaisance au long de
plus d’un demi-siècle, je n’ai pas encore eu l’occasion de naviguer sur
une unité aussi luxueusement et efficacement équipée qu’Auhema. La « barque » mesure 15,48 mètres de long
pour 4,48 mètres de large. La tête du mat s’élève à 22 mètres au-dessus
de la mer pour supporter 126 m2 de voiles ; heureusement
maintenues aussi verticales que possible par un poids total d’environ 17
tonnes. Tout est grand, solide, puissant. L’équipement de manœuvre est
impressionnant : deux gros winchs électriques Lewmar 68 viennent sans
difficulté à bout des écoutes de l’immense génois monté sur enrouleur,
et a fortiori de celles de la trinquette qui le remplace lorsque le vent
monte. Un troisième winch électrique, sous la capote, s’utilise au
« piano » sur lequel reviennent toutes drisses, écoute de grand’voile,
bosses de ris, balancine, hale-bas, frein de bôme. Ainsi on vient à bout
des indispensables manoeuvres rapidement et sans fatigue. On s’inquiète
cependant du bilan électrique de tout cet équipement… la consommation
est largement couverte par un impressionnant parc de batteries que
rechargent au besoin deux puissants alternateurs attelés au moteur
auxiliaire de 75 chevaux ou un groupe électrogène diesel ; mais souvent
les panneaux solaires fixés sur le grand portique arrière suffisent à
maintenir la charge. C’est d’autant plus nécessaire que descendant à la
table à cartes on découvre la liste des appareils électroniques : VHF,
radar, téléphone satellitaire, ordinateur, centrale de navigation,
convertisseurs de tension, dessalinisateur, etc. Dans la carré on découvre « tout comme à
la maison » ; réfrigérateur, congélateur, machine à laver, machine à
café. Visitant les luxueuses cabines on découvre encore des
consommateurs électriques, éclairage, pompes de douches, prises 220
volts… A trois dans ce splendide yacht nous sommes répartis au mieux.
Francis dispose naturellement de la « suite » du propriétaire, Jorge et
moi disposons chacun d’une cabine à couchette double, nombreux
rangements, douche et toilettes privatives… L’appareillage est prévu le lendemain 12
juillet les prévisions météorologiques s’avérant bonnes, ce que confirme
le routeur auprès duquel Francis nous a inscrits. Comme le port est
plein de voiliers d’aventure « Auhema » est coincé contre le quai
avec deux voiliers à couple. Il faut négocier en « globish »; finalement
ils partiront aussi demain matin, on espère qu’il n’y aura pas de pannes
de réveils…
Voilà,
la jetée est doublée. Entre deux manœuvres l’œil s’étend, nostalgique
déjà, sur les façades d’Horta qui rapetissent. Celles des fières églises
au style si particulier dominent, blanches encadrées du noir de leurs
arêtes en puissantes pierres volcaniques. Nous voici dans le détroit
entre Faial et Pico, cap sur les iles Madalena, les voiles sont
envoyées. Il fait beau comme on peut le dire dans ce décor fort ;
c’est-à-dire encore suffisant pour essouffler de poitrinaires citadins
pour lesquels ce serait quand même trop vaste, trop haut, trop salé,
trop venté. Les îles vertes et sombres se découpent sur un ciel bleu.
Dans le sillage en pleine lumière du matin, Faial que l’on quitte à
regret en se demandant quand on la reverra. Sur bâbord, Pico énorme sein
de la terre jaillissant tout droit de la mer orgueilleux et dur jusqu’à
2351 mètres dans le ciel. Il est aujourd’hui entouré d’un cache-nez de
nuages à mi-hauteur. Le sommet parait par intermittence, si haut. Nous
longerons cette fois l’île par le sud, ce que je n’avais pas encore
fait, apercevant le petit mais principal port de Lajes. Le vent est modéré mais le bateau marche
déjà très bien ses 6 à 7 nœuds, Jorge et moi faisons connaissance avec
sa masse quand elle est animée et frétille de la barre. C’est un
plaisir.
Nous avons à organiser la vie du bord. C’est
simple et rapide, nous sommes habitués et Francis a déjà préparé un
tableau des quarts. Nous fonctionnerons ainsi par rythme de trois heures
où l’un de nous est responsable de la veille et des manœuvres d’urgence,
le renfort arrivant rapidement en cas d’intervention plus lourde.
Personne jamais ne manquera le réveil pour remplacer à l’heure le
camarade légitimement pressé la nuit d’aller retrouver une couchette
chaude et confortable. Enfin, confortable, c’est vite dit. La literie
n’est pas en cause, mais considérant d’une part que nous naviguerons
pratiquement toute la traversée au plus près du vent et d’autre part que
le bateau va vite, les mouvements intérieurs sont souvent difficiles et
le sommeil aussi. Francis devra ainsi en quelques occasions échanger sa
couchette contre la banquette du carré, mieux placée au plus près des
centres des pivotements du bateau. Le vent restera orienté au secteur nord-est,
évoluant au nord vers les derniers jours. La mer restera calme nous
réservant cependant une houle de deux mètres sur la fin, alors justement
que la direction du vent nous était quant à elle devenue plus favorable. Nous savions tous trois qu’une inconnue
restait dans l’organisation de la vie du bord : la cuisine ! Chacun
avait mis en avant par e-mails ou téléphone sa grande disponibilité pour
assumer les pluches et la vaisselle, mais nul ne se revendiquait fin
cuisinier… La chose se régula à l’usage avec la bonne volonté de chacun
et une sorte de tour de rôle spontanément établi. Il s’avéra au final
que, sans me vanter, je présentais probablement les moins mauvaises
dispositions ; c’est dire d’où l’on partait ! Je pense que malgré tout
nous n’avons pas maigri ; et en tout cas nous n’avons jamais manqué
l’heure de l’apéritif. L’organisation réglée, il nous restait à
profiter au fil des jours qui se suivent du spectacle de ce grand et
puissant voilier glissant avec régularité et vitesse sur la mer, encadré
de gerbes d’écume, plongeant parfois de l’étrave pour en boire une
louche et provoquant nuit et jour continuellement un bruit mouillé de
grande cascade. Assis à l’abri de la capote on déguste la mer, on rêve
longuement le regard perdu sur le large. Joseph Conrad a écrit que « la
véritable paix de Dieu commence à quatre cent milles de toute terre »,
comment ne pas ressentir ici comme lui ce sentiment. Nous ne verrons que
très peu de navires de commerce, sauf bien sûr en approche finale. Nos
amis les dauphins ne viendront nous visiter qu’une seule fois, une
petite troupe d’individus gris tachetés de points clairs.
Il nous reste à reprendre souffle et sommeil
franc en ce port, antichambre habituelle pour les voiliers qui
s’apprêtent à franchir le détroit de Gibraltar. Nous flânons et
profitons tranquillement de cette station balnéaire qu’est Barbate ;
constatant que la mode est au maillot brésilien... Pour ma part ce sera
la fin du voyage, car je n’ai bêtement pas fait renouveler mon passeport
et dois donc débarquer en Europe. Avec quelques difficultés liées à
l’absence ou la mauvaise qualité du réseau internet, je règle mes
dispositions pour rentrer à Bordeaux. Il est quand même stupéfiant qu’à
notre époque les ports de plaisance ne disposent encore pas tous d’une
connexion Wi-Fi. Nous nous séparons donc avec émotion le 21
juillet à huit heures du matin au bout du ponton, un taxi m’emmène… Plus
tard depuis l’autobus qui me conduit à Séville et longe la mer au
départ, j’aperçois « Auhema » qui franchit au moteur le musoir du port,
en tanguant grand’voile haute. A bientôt les amis, des nouvelles et la
suite de l’histoire à Saïda. Charles Clinkemaillié |