"Les Cahiers du Yachting" N°101 Mai 1971

AINSI

 

NAQUIT

 

L'AVENTURE

 

DU

FERRO-CIMENT

 

Des tubes et des tiges métalliques forment l'ossature de la coque.

Le résultat est là : le camion-grue vient de déposer huit bateaux de ferro-ciment dans l'eau du Giscle.

Le point de départ de cette épopée : l'interview de Griffith dans " Les Cahiers du Yachting " d'avril 1967.

La légende : celle des hippies-barbus­cimenteurs de Cogolin.

La réalité : la rencontre d'Henri-le­plongeur, mélange compliqué de chef scout et d'adjudant gueulard, avec profil d'Incorruptible, d'Olivier qui ressemble à Saint-Jean Baptiste, d'André, le druide d'Astérix, avec ses horoscopes et ses astres, fureteur et astucieux, et aussi d'un authentique génie méconnu et martyr qui eut droit à une fracture de cheville, à quelques coups d'arc dans l'ceil et à des kilomètres de tubes à couder (c'est moi.) N'oublions pas la muse, Janine, qui tambouilla inlassablement pour la communauté la plus goinfre du monde.

Le Grand Barbu avait lancé l'idée d'une association du type " Castors ", où chacun pourrait venir construire son bateau en consacrant 9 mois au chantier, en payant ses matériaux et une part del'amortissement général, cotisation cantine, etc...

Nous nous étions installés sur un terrain de Cogolin. Un tunnel métallique fut monté au bord de la rivière.

Le tam-tam fonctionne bien : nous nous retrouvons vite 25 à table. C'est à la cantine justement que les discussions sérieuses auront lieu. Pour nos bateaux faut-il monter en kit un moteur à vapeur avec des pièces sorties de fonderie non usinées ou amariner un vieux diesel d'autobus ? On hésitait.

Tout le monde semblait d'accord sur un point : la noblesse du tissage de la toile à voile par la communauté.

Cependant on sentait bien que d'un côté il y avait les irréductibles, pour qui tout devait porter le beau label " made in Cogolin " (Mort à la société de consommation ! ). De l'autre il y avait ceux qui jugeaient plus réaliste de travailler dehors comme des forcenés et d'acheter lâchement, ou sagement, leur toile à voile et un moteur qui ne serait pas nécessairement à vapeur.

Il fallait se loger plutôt que de construire une HLM nous optâmes pour de vieux autocars. Environnement pittoresque : chaises vétustes, seaux percés, un univers de bidulistes échevelés.

Notre autocar est partagé en son milieu par un buffet Henri II croulant sous les vieux journaux, une télé et quelques amoncellements, aussi douteux qu'indispensables.

C'est dans ce mémorable autobus que furent pesés (avec des morceaux de sucre faute de poids étalonnés) tous les ingrédients nécessaires à l'élaboration des mystérieux mélanges qui allaient donner naissance à nos coques.

On ne parlait plus français ni franglais mais épiphen, épicote et époxy, dialectes hermétiques pour les profanes qui déjà commençaient à confondre Cogolin et Lourdes.

C'est dans l'autocar-laboratoire-living que nous constatâmes que ces merveilleuses résines plongées dans l'eau chaude, voire tiède, se cassaient mieux que du nougat de Montélimar.

Janine sa bouteille de bière à la main répétait sans cesse qu'à sa connaissance,la température de la mer, même dans le redoutable détroit de Zozono, n'atteint jamais 70°.

 

Olivier, de son côté, revenait d'une promenade chez les grands-laboratoires-qui­font-des-tests. Finalement on a cimenté sans résine, laquelle est utilisée seulement superficiellement en couche d'impression.

Pour en terminer avec le côté " Maisons & Jardins " de la communauté, j'ajouterai qu'arriva un deuxième autocar avec lits-paillasses et hamacs, puis un troisième faisant réfectoire-bureau d'études, enfin vint un respectable camion-wc-douche qui a fière allure.

Le 25 avril 1969, jour J du premier cimentage.

Le décor est planté : le soleil se lève sur notre monde excentrique fait de tubes, de fils, tuyaux, sacs, vieilles batteries, morceaux de bois, jerricans, bouteilles butane, sièges de 2 CV, vestiges de frigos, de solex, bouteilles de plongée pleines et bouteilles de rhum vides, tôles ondulées, au milieu desquels trône la bétonneuse. Jusqu'au crépuscule ce sera l'enfer. Celui de l'incertitude, celui de la course contre

la montre, contre la fatigue aussi. Nous progressons mètre par mètre, minutieusement. La quille est faite, l'étrave, les trois quarts d'un côté. Henri et Marc sont à l'intérieur, dans l'angle de la proue, agrippés comme des singes en cage. C'est de l'intérieur que le ciment est projeté à travers la carcasse. A l'extérieur Michel et Olivier maintiennent des plaques d'aggloméré en guise de coffre ambulant. Position monotone et harassante, bras tendus. René lisse à la truelle. A la radio il est question de cocktail Molotov à Louis­le-Grand mais surtout de " l'apéritif distingué qui fait honneur à qui le sert... " Je crois bien que nous sommes sourds. Henri juge que la limite raisonnable est atteinte et qu'il est inutile de continuer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Yves, l'électricien arrive avec quatre spots et transforme le chantier en décors pour tournage nocturne. Dans cette lumière blanche le bateau se dessine brusquement... Poulailler de grillage métamorphosé en squale, puissant, élégant. Il existe.
La récompense de plusieurs mois
d'efforts constants, angoisse, concentration, ferveur, étonnement, fatigue,
émerveillement.

Demain nous arroserons la coque et le pont et nous attendrons que le bateau sèche, vingt-huit jours...

Il aura fallu 8 hommes, 22 heures, 5 tonnes de sable, 1.500 kilos de ciment et 150 kilos d'adjuvants, beaucoup d'eau, une bonne météo sans vent qui fendille ni pluie qui délave.

Aujourd'hui, le Férossimo, notre bateau, se tient sagement dans le beau port de la Rague à Théoule.

Aménagements, armement, moteur, électricité, voiles, gréement, tout reste à faire, mais nous savons que déjà notre bateau a une âme et qu'il ira loin.

A Cogolin, l'épopée continue, huit autres coques sont en chantier, dont une coque de 18 mètres à René Corpel.

Oui, l'aventure de ferro-ciment a réellement commencé.

Nicolas Claris Port de la Rague (B.P. 05) 06 - THEOULE-SUR-MER