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IMPRESSIONS SOLEILS LEVANTS

Impression soleil levant

Claude Monet 1872

 

 

Mai-Juin-Juillet 2010 : Troisième traversée transatlantique à la voile depuis quatre ans. Que raconter ? Un journal de bord ? Oui, bien sur, c’est intéressant. Mais ce ne serait qu’un de plus. Je choisis donc cette fois de composer un patchwork d’impressions éprouvées ici et là au cours de cette traversée, vers les soleils levants.

 

 

« Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil furieux: sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or; je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. »

Arthur Rimbaud « Mauvais sang »

 

S

aint Martin, triste tropique, plus exactement île merveilleuse des origines, comme toutes celles des Caraïbes, que les humains persistent à abîmer. Au terme de leurs guerres ils en ont partagé le manteau entre Hollande et France. Mais aucune moitié n’est pour les pauvres. Les hollandais ont pollué la leur de temples marchands « duty-free », de casinos et de bordels. Les français n’ont pas fait grand-chose d’autres que de tristes hôtels, îlots de luxe relatif. La France n’y contrôle pas grand-chose, on y parle créole, espagnol ou anglais. On paye généralement en dollars américains, car les commerçants ne veulent pas assumer le change et pratiquent le « un dollar= un euro ». D’un côté de l’illusoire frontière comme de l’autre les constructions, la voirie et l’environnement en général laissent une impression de laisser aller total, avec de-ci de-là les exceptions criantes de netteté que constituent certains commerces. L’île n’est pas grande, mais on y circule beaucoup dans de nombreuses automobiles souvent neuves...

Pour ma part, c’est un minibus Toyota à bout de bord qui m’emmène le 11 mai 2010 de l’aéroport « Princesse Juliana » tout neuf jusqu’à la marina de Marigot. Un arrêt brutal sous la canicule ; dans la poussière une porte éraflée qui coulisse bruyamment. Elle ouvre une carrosserie grisâtre-sale ; je prends pied comme je peux dans l’exiguïté en me demandant où je vais pouvoir caler mon énorme sac. Des yeux blancs dans des visages exclusivement noirs me fixent un instant, indéchiffrables. Déjà trempé de sueur (pas de climatisation) je me fais petit sur un siège douteux et percé à côté d’une jeune noire obèse et luisante. Mes yeux amusés tombent sur l’inscription qui au plafond prescrit en anglais aux passagers de boucler leur ceinture de sécurité. Aucun n’a seulement envisagé de la mettre ; je finirai par penser en roulant que c’est sans doute une erreur…

Diaporama 2006 Saint Martin d'après « Ponpon » : à écouter

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M

arigot ; voici le cimetière marin où, sous le sable, la mer baigne les morts. Un mur très coloré, comme par conjuration, le sépare du large et des vivants. Après lui, plus au creux de la baie de Marigot, l’embarcadère de bois sur lequel il y a quatre ans déjà m’apparut l’enfant. Dix ans environ, vêtu d’un short à bretelles en flanelle contenant tant bien que mal une chemisette jaune pâle, les cheveux courts taillés en brosse, il se tortillait par jeu devant les annexes amarrées à ses pieds, prisonniers de petites sandales surannées au cuir ajouré. Mains croisées derrière la nuque ou balancées en derviche-tourneur, corps en arc ou sautillant, jambes entortillées ou courant, il interprétait comme font souvent les enfants, malgré la chaleur et la réverbération qui faisaient trembler sa silhouette à mes yeux, un théâtre connu de lui seul. C’est au démodé de sa mise que je le reconnus ; et je sus alors qu’on venais de lui offrir, bien loin d’ici et longtemps avant, un petit livre de la bibliothèque verte : « Seul à travers l’Atlantique » d’Alain Gerbault. Il l’avait avalé avec gourmandise le soir, aux heures permises avant le sommeil et dans ses rêves s’était juré : « Moi aussi, quand je s’rai grand… !».
 

Voilà ; une éternité de vagues besognes alimentaires après j’étais là, sur cet embarcadère, et j’allais enfin traverser l’Atlantique à bord d’un voilier.

Depuis, j’avais revécu l’expérience une seconde fois et dans l’autre sens en 2008 ; à la poursuite des soleils couchants. A présent, en 2010, la troisième traversée se prépare, de Saint Martin à Arcachon via les Açores et l’Espagne ; à la rencontre des soleils levants. …« Qu'il vienne, qu'il vienne, Le temps dont on s'éprenne. »…il est bien tard et je mets les bouchées doubles.

 Diaporama 2006

 

M

arina Port La Royale. C’est là que nous finirons les préparatifs, plein centre de Marigot. La peinture a mal vieilli partout en quatre ans; les restaurants font toujours de la retape, nous donnant l’impression d’être des liasses de banknotes sur pattes dans un cartoon. Dés la tombée du jour des vigiles prennent place devant les magasins, tandis que devant les accès à la marina les « cracksmen », zombis repoussants de saleté, se suicident doucement dans l’indifférence générale. Il ne nous faudra pas deux jours pour deviner la planque de leur poison. La « nourrice » est tout près, parmi les enrochements situés derrière le petit parking, où l’on n’ose à peine aller jeter ses poubelles dans les bacs qui s’y trouvent.
 

Nonchalance de la liberté, les jours s’écoulent, remplis mais paisibles. On se lève tôt sous les tropiques, car à 18 H 30 il fait nuit. Traversant une partie du Simpson Bay Lagoon en annexe, puis à pied de poussiéreux chantiers navals écrasés de soleil, on va faire les courses au supermarché. Il fait très chaud, on déjeune de n’importe quoi dans des petits restaurants bon marché, se réservant mieux pour le soir. On bricole, rencontre des gens, des navigateurs ; c’est amical, on s’entraide au besoin, mais c’est pourtant si superficiel. Bizarre alchimie qui émulsionne à merveille ce peuple de la Mer. Ils sont tous là, vieux enfants parvenus au bout de leur rêve. Les récents retraités sont rayonnants, n’arrivant pas encore à croire qu’ils ont réussis à s’évader du piège. Ils se dépêchent d’en profiter, sachant bien que l’intermède sera trop court avant le naufrage où nous allons tous. Je me souviens ainsi de ce voilier baptisé « Juste à temps » ; en ces trois mots tout est dit. Les plus vieux veulent encore y croire même s’ils se font livrer l’avitaillement par le supermarché, trop usés pour s’en charger. Passeront-ils encore ? A quand l’ultime traversée ? Autre groupe : ceux qui devraient encore être au travail. Comment y échappent-ils ? Chacun sa solution probablement : héritage, gain au jeu, année sabbatique, coup de tête. Certains sont riches, d’autres pas. Certains sont seuls, d’autres en famille, de plus en plus souvent avec enfants. Etrange ruée vers l’eau ; qu’est-ce qui lui donne tant de force ?

 

A

nse Marcel :

Nous avons des leçons de ténacité à prendre des vies primitives. Leur entêtement à investir les coques des navires ne se décourage jamais. Inlassablement, à peine a-t-on gratté une génération, que des milliards d’autres insignifiances marines invisibles approchent déjà pour se recoller. Elles déroulent alors les engrammes qu’elles contiennent miraculeusement et qui leur commandent farouchement de vivre et prospérer là. Nous souhaitons exactement le contraire et il faut donc nettoyer la carène avant la traversée.

 

 

Pour ce faire nous mouillons l’ancre un soir dans la beauté de l’anse Marcel. Il s’agit de l’un de ces sites merveilleux dont l’abondance dans les îles finit par faire aspirer au repos du regard. Et pourtant, il parcourt encore ces lignes de crêtes et ces pentes couvertes d’une impénétrable exubérance verte. Le trait de ces plages de sable blanc où se cramponnent les cocotiers ébouriffés par l’alizé tiède. Cette mer, en dégradés du bleu bien nommé outremer, au vert pale de l’estran ; là où expirent après une dernière bouclette les toutes petites vagues, avec ce bruit régulier dont François Mauriac écrivait : «On dirait, la nuit, la respiration familière d’un être très jeune».

C’est avec un frisson de plaisir sensuel dû à ses 29 degrés qu’on se coule dans l’eau bleue muni d’un grattoir, d’un masque-tuba et de palmes. Qu’elle parait étendue et profonde alors la peau sombre de cette baleine qu’il faut étriller ! Le temps passe, laborieux mais agréable. On est un peu ivre de l’hyper-ventilation provoquée par les apnées successives. On sent sa peau se ramollir, on voit ses doigts creusés, comme s’y l’on allait se diluer dans cette mer de nos origines. On rend à la mer les millions d’organismes qu’elle avait collé là et que viennent gober sous nos pieds de merveilleux poissons. La nuit sera bercée mais tranquille et réparatrice ; demain : le grand large !

 

Rêve de quart :

Hier l’alizé fâché a brisé le vitrail bleu de la mer caraïbe, où plongeaient au plus profond dans le calme d’avant des sagaies de soleil. Elle en roule aujourd’hui les morceaux, qui lui font une couverture de mouvantes écailles ; comme en d’autres latitudes la glace lorsqu’elle commence sournoisement à alourdir les grandes houles engourdies. Elle ira les répandre loin, là-bas vers le couchant, sur la longue plage déserte où, chaque matin, ne s’habillent que d’elles les vingt ans de Maria du Nicaragua. Elle n’en garde que perles d’eau sur sa peau lorsqu’elle s’allonge pour sécher sous les palmes. Yeux mi-clos, je rêve que je m’en abreuve lentement, mais le sel sur mes lèvres est celui du large, il vient de l’embrun brutal qui me gifle et me réveille.

 

« …et sur la grève de mon corps l’homme né de mer s’est allongé. Qu’il rafraîchisse son visage à même la source sous les sables et se réjouisse sur mon aire… »

Saint John Perse « Amers ».

 

Gros temps

Ce matin  nous voit toujours sous grand’voile réduite au troisième ris, pour le troisième jour consécutif. Le vent ne mollit pas ; 35 à 40 nœuds. Nous ne savons plus car l’anémomètre s’est bloqué la nuit dernière à cette dernière force. La mer est forte. Nous sommes pratiquement à la cape ; légèrement courante. Mais nous fuyons le pire en courant vers l’est, alors qu’il faudrait faire du nord-est pour viser les Açores. Tout est gris sale, le ciel, la mer, l’horizon incertain.

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits…

Baudelaire Spleen

Heureusement les températures de l’air et de l’eau - que nous avons souvent l’occasion de goûter - restent encore tropicales. Hier après-midi, au loin nous avons assisté à un spectacle effrayant et rare. A partir d’un nuage bas et sombre aux formes compliquées s’est créée une sorte de virgule dirigée vers la mer. Peu à peu la mer s’est mise comme à bouillir à sa verticale. Cela s’appelle le « buisson » et c’est effectivement une bonne image. Ses branches et feuillages entremêlés sont des épées d’eau tirées de la mer autour de la forte dépression très localisée. Alors comme dans un film-catastrophe américain la virgule a rejoint le buisson et la trombe tourbillonnante est partie en se gondolant dans une course erratique. Nous espérons ne pas nous trouver sur ce chemin et la surveillons jusqu’à ce qu’elle se dissolve enfin…La nuit a encore été éprouvante, les quarts angoissants et le repos inexistant dans ce qui ressemble vraiment à un tambour de machine à laver. Tous les gestes élémentaires de la vie sont compliqués. Il faut y réfléchir et anticiper le moindre mouvement afin de ne pas aller s’aplatir le nez ou autre contre quelque chose de dur. Surtout ne pas se blesser. Nous sommes déjà loin de toutes possibilités de secours extérieurs. Se nourrir constitue les grandes épreuves des jours. Cuisiner ne se passe pas trop mal, cette partie du voilier est bien conçue. Par contre tout le problème réside entre l’assiette (creuse bien sur) et la bouche. Robert a choisi de solidariser une planche à découper avec la grille de la gazinière, qui est suspendue à cardan. Un tissu antidérapant complète le dispositif et l’assiette tient à peu près dessus. Pour ma part, je choisis de placer la mienne au fond de l’un des deux éviers circulaires ; ça n’ira pas plus loin en tout cas…Les soirs sont inquiétants et le whisky bienvenu. On sait qu’il va falloir encore scruter toute une nuit sombre peuplée de barres blanches d’écume qu’on voit lever au dernier moment et qui claquent sur le bateau. L’étrave se couvre d’eau comme s’il s’agissait d’une grande cuillère plongeant de bon appétit dans un potage. Lorsqu’elle se redresse vers le ciel noir, des cataractes se déversent sur les passavants à tribord et bâbord simultanément. Blotti sous la capote, on écoute la note du vent monter toujours plus aigüe dans le gréement. Pourvu qu’il tienne… Le génois, dont seul un tout petit triangle reste déroulé, a commencé à se découdre. Heureusement il ne s’agit que de la bande de protection anti-UV. Cependant, effilochée pendant des jours et des jours, elle nous donnera un faux air de « radeau de la Méduse » lorsque nous arriverons à Horta…. On devient superstitieux, on croise les doigts, on siffle doucement vers le vent pour qu’il se calme…Et voici donc enfin un jour pâle qui donne encore l’impression d’avoir la gueule de bois.
La propriété la plus permanente du temps qu’il fait, c’est qu’il change. Il changera donc peu à peu, au bout d’une semaine éprouvante nous imposant un long détour. Nous mettrons vingt trois jours, soit cinq de plus que la dernière fois, pour rallier Horta.

 

Visiteurs nocturnes :

 La nuit est noire, nuages et pas de lune. La magie ce soir est dans le sillage du voilier, qui va vite et bouscule des milliards de milliards de vies minuscules. Surprise, chacune crache ses quelques photons dans l’eau et c’est une voie lactée phosphorescente que l’on contemple derrière le bateau. On songe qu’inlassablement, depuis des millions d’années, ce plancton absorbe des sels minéraux et du dioxyde de carbone pour rejeter de l'oxygène sous l'effet de la lumière. Merci plancton d’essayer d’éliminer ainsi toute la crasse que produisent les trop nombreux mammifères humains sur la planète bleue. Et soudain, la rêverie du quart solitaire est troublée par d’étranges phénomènes alentour : le bateau n’est plus le seul à déranger le plancton lumineux ! A tribord, à bâbord voici des flèches très rapides, bien plus rapides que le voilier, leurs trajectoires ondulent parfois, disparaissent et repartent, inspirant la certitude de présences vivantes. Courte angoisse…mais non, bien sur ce sont nos clowns habituels, les dauphins chiens fous d’intelligence qui se dérangent chaque fois qu’ils aperçoivent un bateau pour jouer avec sa vague d’étrave. De jour on ne se lasse pas de les admirer, nous avons tous alors dix ans et envie de battre des mains pour saluer leurs galipettes. Je n’en avais jamais vu de nuit évoluant dans cette soupe de lumière et je reste bouche bée devant la beauté du spectacle que m’offre sans le vouloir l’indifférente nature brute sur laquelle j’ose flotter. 

 

Vaisseau fantôme

Dimanche 6 juin 2010 par environ 38°30 Nord et 045°13 Ouest soit 1500 milles de Saint Martin, 630 milles des Açores et 600 milles de Terre-Neuve, il fait beau. Vers l’est, sur l’horizon vide de trace humaine depuis des jours et des jours, apparaît presque sur notre route une silhouette de voilier. Au fil des heures, on s’aperçoit que nous le rattrapons, puis que sa mature ne porte pas de voiles ; il est en dérive. Nous décidons avec un doute encore inexprimé de l’approcher. Il s’agit d’un grand sloop en acier, environ 15 mètres de long. Ses voiles sont effectivement amenées et ferlées, il se dandine en travers de la légère houle. Déjà on craint de deviner. Ce goût de sang et de fer qui monte dans la bouche, on le connaît bien hélas ! C’est celui du drame. Car cette grande coque d’acier qui roule est manifestement désertée de ses humains. On tourne dix fois autour actionnant la forte corne de brume, la radio en veille reste muette et nul ne répond à nos appels. Où sont-ils passés ? Lourde question qui se décline en bien d’autres.

A l’arrière sur bâbord le passage dans la filière est ouvert, un bout trempe dans l’eau. Quelqu’un est-il descendu à la mer par là pour explorer une avarie d’hélice ou de gouverne ? Si l’affaire s’est mal passée et qu’il était seul à bord est-il parti en dérive ou son corps ne serait-il pas toujours là, coincé sous l’eau ? L’arrêt et la mise en dérive du navire ont été volontaires ; plusieurs indices l’assurent. Mais alors ont-ils pris place dans un radeau de survie ? Où sont-ils actuellement ? Que faire dans l’immédiat ? On est spontanément tenté de monter à bord ; mais ce serait dangereux pour la coque en plastique de notre propre bateau contre cette masse d’acier mouvante. Et puis pour trouver quoi ? Des cadavres peut-être. Au large tout est possible, mésententes, crimes crapuleux, trafic en tous genres…de quoi pourrions nous être accusés plus tard par les autorités ou d’autres organisations moins officielles…Bien sur, tout le romantisme des aventures maritimes livresques nous revient : si nous prenions en charge ce voilier, il deviendrait au regard des lois internationales notre propriété ; « prise de mer », cela sent bon la poudre et le rhum vieux de trois ou quatre siècles....

Finalement nous nous contenterons d’appeler par téléphone satellitaire le centre de sauvetage français de Gris-Nez compétent pour les évènements survenants en haute mer. Il nous informe qu’il va saisir les Coast Guards américains ; nous sommes dans leur zone de responsabilité. Chamboulés dans notre paix du large, nous reprenons notre route, le regard longtemps fixé sur l’épave qui s’éloigne et garde son secret. On est obligé d’envisager intérieurement qu’une telle fortune de mer pourrait aussi nous arriver ; le grand large est impitoyable…

 

F Nous apprendrons deux mois après notre arrivée que l’équipage composé de trois danois avait été récupéré par les Coast Guards canadiens le 16 mai à 650 kilomètres dans le sud de Terre Neuve consécutivement à leur appel de détresse, occasionnée par le mauvais temps.

 

Voir vidéo du sauvetage

 

 

Pilote automatique.

On ne peut pas dire qu’il nous ait pris en traître…depuis une bonne semaine il nous faisait quelques délires à l’improviste, laissant le bateau partir comme un fou vers le lit du vent, propulsé par la vague, gîté par l’élévation du vent apparent, le coup de lof favorisé par les lignes d’eau immergées. Parfois nous choisissions même de faire un tour complet pour reprendre plus facilement le cap. Si nous nous en apercevions assez tôt, moitié par efficacité technique, moitié par réflexe magique, nous tapotions son compas « fluxgate », sous l’évier juste à côté de la poubelle et il revenait à l’ouvrage. Mais il fallait en convenir, le pilote automatique allait mourir.

On considère mieux toute l’importance de ce génial appareil qui fonda la cybernétique lorsqu’on est encore à 700 milles de sa prochaine destination terrestre et que l’on est que deux à bord…Une quantité de bidouillages électro-mécaniques nous occupèrent bien plusieurs jours, distillant à chaque fois un certain espoir mais il fallait barrer de plus en plus souvent. Après un ultime démontage de la petite sphère qui le protégeait nous vîmes enfin battre le cœur du fameux « fluxgate » souffrant certainement d’après nos savants raisonnements d’infarctus. A la base, il s’agit d’une boussole aussi simplette que celle inventée quatre siècles avant Jésus Christ en Chine. Comme la mer n’est jamais complètement calme, celle-ci est montée « à cardan » ; c’est-à-dire qu’une double articulation permet à son cadran de rester toujours à l’horizontale. Ici, aucune aiguille dont on puisse observer le déplacement, en fait celui-ci induit des modifications dans des « flux » magnétiques. Ce sont elles qui commandent le servo-mécanisme du pilote, électronique dont le bras armé est un puissant moteur électrique poussant un gros vérin, qui lui-même agit sur l’axe du gouvernail. Mais pour recueillir et transmettre ces informations électriques initiales, six fils fins comme des cheveux partent du centre du cadran du « fluxgate » s’élèvent en larges boucles au-dessus de lui et vont rejoindre par soudure de minuscules bobinages répartis régulièrement en périphérie du cadran circulaire. L’ensemble fait penser à une araignée robotisée destinée à attaquer l’humain dans « La guerre des étoiles »…Et bien l’attaque est réussie ! Une fois testée la continuité dans chacun de ces minuscules fils, le coupable est trouvé ; mais pas question de le remplacer. Comment en effet faire proprement deux soudures presque invisibles dans un voilier qui bouge sans cesse au large ? Nous voici donc lancés dans une nouvelle épreuve : nous succéder jours et nuits à la barre sans répit pendant une semaine pour avancer dans la bonne direction.

L’expérience est éprouvante, désincarnante et révélatrice. Eprouvante elle le fût par sa durée, le froid des nuits, l’eau des embruns, la fatigue musculaire, l’ankylose, la lutte contre le sommeil et tout ce qu’on peut imaginer sur ce thème. Désincarnante  car l’esprit ne peut que se distinguer puis s’écarter de ce corps accaparé par une routine qui n’a plus besoin de lui. On se dédouble, un « corps astral » regarde de l’extérieur ce corps physique familier mais devenu distinct ; expérience intéressante. Révélatrice car j’ignorais être capable de barrer ainsi par pur réflexe, anticiper sur l’effet de la vague sans la voir et sans y penser, appliquer juste la force suffisante au bon moment pour que la trajectoire soit la plus rectiligne, et cela pendant des heures et des heures, des jours et des jours…L’alternance quart-repos est plus impérative que jamais. Quand on s'allonge les yeux clos sur la couchette mouvante, on continue à voir la mer jusqu'à ce que le sommeil s'impose. Le repos manquera de plus en plus, jusqu’à ce que la vue du sommet pointu du « Pico » ne vienne enfin nous promettre pour bientôt le sommeil franc.

 

 

Eternité

Vingt jours de mer ; record personnel battu ; j’ai le sentiment que nous sommes désormais seuls sur cette planète devenue un « Waterworld » : que de l’eau, plus de terres émergées et pas d’autres humains. J’ai plaisir à me persuader que j’ai toujours vécu là. Je ne sais plus qui je suis, d’où je viens. Le langage humain s’efface en moi. Je songe à Moitessier et sa longue route…9 mois en mer sans escale, seul… Pourtant dans trois jours sans doute surgira devant nous de l’horizon brumeux la silhouette haute de Faial et ce mirage effrayant et délectable s’éteindra.

 

Poussières d’Eden :


Au soir du septième jour, Dieu s’est assis au couchant qu’il venait de créer, sous la tonnelle qu’il venait d’inventer. Dure semaine ; content de son œuvre il s’est frotté les mains. Neuf poussières d’étoiles en sont tombées au hasard dans la mer immense ; neuf poussières du jardin d’Eden qui sont restées au milieu de la mer. On les nomme Açores. Dieu n’a pas fait exprès ; il n’a pas remarqué les neuf poussières lumineuses tombées de ses mains de travailleur fatigué. Il n’a même pas remarqué que sur la poussière tombée à Florès il y avait des petits morceaux de duvet d’ange. C’est ce qui fait la différence des Açores et de Florès. Dieu n’a pas vraiment fait exprès de laisser sur terre des poussières du jardin d’Eden. Cela explique aussi pourquoi la colombe de l’Esprit Saint niche et couve toujours à Florès.


Patrick Pont dit « Ponpon »  Ecouter l'histoire

 

 

Açores :

Aux Açores en été, près des îles hautes telles que Florès ou Sao Jorge, au petit matin la mer est parsemée de duvet. C’est comme si toute la nuit les oiseaux de mer qui piaillent dans les falaises avaient fait d’énormes batailles de polochons. Au lever du jour, près de la pointe dos Rosais, les dauphins viennent jouer avec les plumes après s’être gavés dans une confluence de courants. Si vous êtes là, parmi les dauphins bleus et les sternes légères, c’est le bonheur. Parfois, vous voyez monter des profondeurs d’une pureté vertigineuse un chapelet de bulles. Vous connaissez alors l’intensité et la précarité de votre bonheur. Les Açores sont un paradis posé sur la dorsale médio-atlantique ; dans les grands fonds grondent des volcans. C’est comme si l’énorme vulve de l’Atlantique subissait des contractions utérines. Des fumeroles en montent. Chaque jour de bonheur aux Açores se paye comptant. La menace volcanique est là. Elle ne plane pas au-dessus, elle rampe au-dessous. Les coulées et les fleuves de feux sous-marins ne sont connus que des vieux cachalots. Votre bonheur n’en est que plus grand parmi les dauphins bleus et les mouettes légères

Patrick Pont dit « Ponpon »     Ecouter l'histoire

 

Sköl !

 

 

Pour la dixième fois ce cri rauque sort d’une gorge nordique catarrheuse et alcoolisée. Il franchit une barrière de dents paradoxalement blanches et soignées, fuse d’une bouche ronde encadrée d’une barbe rousse, maritime et conventionnelle et arrose une assistance acquise à la proposition. Que des « gueules » peu ordinaires. C’est aussitôt une envolée de verres au-dessus de chacune des petites tables de bois vernis qui ne suffisent pas à les poser tous. C’est que la place est comptée, la salle n’est pas grande, mais sa renommée internationale. Nous sommes au Café Sport, chez Peter, par 038°32 Nord et 028°38 Ouest, port de Horta, île de Faial, archipel des Açores. Cet endroit est unique et légendaire. Paraphrasant un antique, quelqu’un a affirmé qu’il existait deux sortes de marins : ceux qui sont allés boire chez Peter et les autres.

L’histoire a commencé à la fin de l’avant-dernier siècle, en juillet 1895. La voici rapportée par l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas :

A l'époque, Ernesto Azevedo, le fondateur de la saga des Azevedo, transférait son bazar d'artisanat à l'Azorean House - qui ne tarderait pas à s'appeler le café Sport - et commençait à vendre avec l'aide de son fils Henrique de quoi désaltérer les étrangers et les chasseurs de baleine. Ce même Henrique serait le père de José Azevedo, baptisé Peter par les Anglais venus pendant la Seconde Guerre mondiale, et le grand-père de José Henrique Azevedo, actuel gérant du "Peter's Bar.

En ces jours de juillet 1895, les vents conduisirent à Horta et à l'Azorean House le capitaine Joshua Slocum, le premier navigateur à avoir bouclé le tour du monde en solitaire. Son voilier s'appelait le Spray et il ressemblait plus à une barcasse grossière et peu sûre qu'à une embarcation destinée à faire le tour du monde. Le capitaine Slocum laissa dans un livre magnifique, Sailing around the World, des pages extraordinaires sur son passage aux Açores, où il fit la connaissance d'Ernesto Azevedo. Il fut le premier à parler de l'incroyable hospitalité des habitants des Açores et des Azevedo. Après lui maints navigateurs - des solitaires pour la plupart - ont écrit des livres ou des articles sur Faial et le café Sport. Nombre de ces ouvrages, comme celui du capitaine Slocum - une édition très ancienne à la couverture ornée d'un feston d'ancres -, peuvent être consultés dans le curieux musée qu'abrite à l'étage le café Sport. Là, dans le livre d'or, nous trouvons les traces du passage au "Peter's Bar" des plus grands aventuriers de l'Atlantique. Là se trouvent les signatures, et les dessins, et les saudades, des héros d'un autre temps : Joshua Slocum, Alain Gerbault, Connor O'Brien, le capitaine R. D. Graham, Knud Andersen, sir Francis Chichester, Marjorie Peterson, Donald M. Street Jr., David Sinnett-Jones, Marcel Bardiaux, Eric Tabarly, etc....

C'est un temple du gin-tonic et de la maracuja, qui continue d'être fréquenté par les seigneurs de l'aventure. Ce bar a comme un goût de dernier refuge : les vieux baleiniers sont là, en éternelle conversation avec les navigateurs de passage. Au panneau de bois sont toujours épinglés des notes, des télégrammes, des lettres, des souvenirs inventés, des dessins de bateaux avec des mots qui semblent parfois avoir été écrits par des naufragés de la vie, comme cette phrase que j'ai recopiée, qui était signée par une certaine Maria, de Foz : "Je reviendrai au 'Peter's Bar'. Il aura l'or de Rimbaud, et une expression blessée bordera d'ombre ton abîme."

Diaporama 2006

 

Sérennité : de Faial à Terceira

 

 

Par un arrangement imprévisible et non reproductible il arrive parfois que tout s’accorde pour un temps, états intérieurs, paysages, situations, évènements petits ou grands. Il faut juste être là quand ça se donne. Cet après-midi là nous partîmes d’Horta par beau temps. Beau comme il l’est dans ce décor fort ; c’est-à-dire encore suffisant pour essouffler de poitrinaires citadins pour lesquels ce serait quand même trop vaste, trop haut, trop salé, trop venté. Les îles vertes et sombres se découpent sur un ciel bleu. Dans le sillage à contre-jour, Faial que l’on quitte à regrets en se demandant quand on la reverra. Sur tribord, Pico énorme sein de la terre jaillissant tout droit de la mer orgueilleux et  dur jusqu’à 2351 mètres dans le ciel. Nous avons la chance d’en voir aujourd’hui le sommet, le plus souvent caché dans les nuages ; c’est un signe sans doute. Sur bâbord bientôt, Sao Jorge l’île falaise, acérée et toute en longueur, elle semble comme la gigantesque main de Neptune sortie de la mer pour signifier l’arrêt au voilier. Nous la contournerons donc, par une soirée miraculeuse où tout s’accorde ; nous, le voilier, le vent, la mer et le décor. On est bien ; quelque chose se suspend et l’on ressent cette vibration particulière de la corde de guitare trouvant l’écho du diapason. On reste incrédules et ravis, attentifs à cet unisson craignant qu’il se rompe « Le bonheur, c’est du chagrin qui s’est endormi… Il ne faut pas le réveiller». Le crépuscule nous amènera l’ombre de Terceira et la nuit ses feux.

 

Soleil levant à Terceira :

 


Le soleil n’est pas là encore mais il fait déjà clair. Quelque chose d’étrange met en éveil malgré l’heure matinale: la lumière vient de la mer ; c’est irréel, l’œil ne s’y retrouve pas. Il reprend ses repères à regarder l’horizon brumeux, très normalement surmonté d’un bleu sombre qui s’éclaircit en dégradés de pastel vers le ciel ; bleu pâle où paraissent encore quelques étoiles mourantes. Mais le ciel ne compte pas dans ce décor, c’est la mer qui y est incroyablement présente. C’est un ventre souple et nacré, couleur verso de coquillage, mystérieusement éclairé de l’intérieur. Le vent est nul et cette peau ferme comme un plomb fondu est pourtant parcourue à l’infini d’aléatoires ondulations légères et rapides. Elles y font danser de-ci de-là d’oblongs reflets de cuivre pâle cernés d’irisations luxueuses. On a le sentiment de surprendre nue dans un moment d’intimité la planète qui s’éveille rajeunie par le matin. La nacre vire au blanc laiteux presque aveuglant et soudain, vaisseau extraterrestre, le soleil déchire d’un coup la ligne de brume où se cachait son disque déjà entier ; il fait jour.

 

Diaporama 2006

 

"Elle est retrouvée ! Quoi ? L'Eternité. C'est la mer mêlée au soleil" 
Arthur Rimbaud Alchimie du verbe, Une saison en enfer

 

Rail :

 

 Nous avions manqué Florès et ne pourrions revoir Sao Miguel. Le mauvais temps de la première semaine nous avait retardé et les réparations effeuillé bien des beaux jours. La saison avançait, on nous attendait ; il fallait faire route directe vers l’Espagne.

La traversée de 900 miles s’est passée sans histoire, en une semaine depuis Praia da Vitoria sur l’île de Terceira jusqu’à cette nuit du 30 juin et ce moment délicat où nous devons traverser une artère sanguine de la civilisation occidentale dominante : les rails de circulation des cargos devant le cap Finistère.

On peut aujourd’hui voir en temps réel ce trafic sur l’écran d’un ordinateur connecté à Internet (http://www.marinetraffic.com). Au moment où j’écris ceci 34 navires défilent à la queue-leu-leu dans ces couloirs que rien ne délimite sur la mer mais que tous – en principe – respectent.

Tous, cela veut dire des mastodontes d’acier, mesurant couramment  150 à 200 mètres, laides usines flottantes montées de trop peu d’humains et propulsées à 15 ou 20 nœuds sur la mer. Leur masse leur interdit tout changement rapide de cap et il leur faudrait plusieurs milles pour s’arrêter. Leur taille crée pour le timonier depuis sa passerelle un angle mort visuel considérable. On veut croire que ce timonier n’est pas incompétent, distrait ou parti faire un café laissant le navire sous pilote automatique…S’il s’agit d’un marin méritant ce nom, traditionnellement formé dans une école sérieuse, on peut penser qu’il se comporte en professionnel responsable. Mais le « shipping » a été l’une des premières activités industrielles frappées par le libéralisme sauvage et la « mondialisation ». Ce terme désigne pudiquement la recherche de salariés aux enchères descendantes dans un périmètre mondial. Alors bien sur, au bout du compte on trouve les plus pauvres types de la planète qui acceptent n’importe quel salaire pour ne pas mourir de faim. Ils font ce qu’ils peuvent, la multinationale est satisfaite et la sécurité publique en a pour le prix payé ; c'est-à-dire qu’elle n’est pas du tout assurée…La vie du plaisancier moyen est dans ce contexte le plus petit souci de nos prédateurs économiques et les accidents ne sont pas rares (Voir l’abordage de « Babar » le 15 juillet 2010). Par conséquent la seule règle pratique de priorité à adopter pour un voilier consiste à éviter ces monstres au plus loin possible.

Contrairement aux conditions rencontrées à l’appareillage, nous manquons de vent depuis plusieurs jours. Tant pour cette raison que par prudence nous naviguons donc au moteur lorsque vers 3 heures du matin, étant de quart, j’aborde la limite des rails. Pas moins de dix navires sont marqués sur l’écran de l’ordinateur, informé par le précieux récepteur AIS. Le navire le plus proche de nous est dans le rail descendant. Il s’agit du TOKYO EXPRESS 294 mètres de long, 32 mètres de large, 67145 tonnes lancées à 18,4 nœuds vers le sud. Sous pavillon allemand, il vient sans doute de livrer à Hambourg ses 3000 conteneurs remplis de produits qu’il est maintenant indispensable de fabriquer en Chine…ours en peluche et chaussures empoisonnées, lait en poudre contaminé, tee-shirts grand teint, outils de qualité pour bricoleurs débutants, pelles de chantier gravées "made in France" dans la masse, etc. J’aperçois bien ses feux divers et variés, mais beaucoup moins nettement ses feux de navigation vert et rouge. En l’occurrence c’est surtout le seul rouge que je cherche car il signifierait qu’il nous passe sur l’arrière…Je vois bien également les feux lointains de toute la flotte que me signale l’AIS et j’apprécie grandement la tranquillité d’esprit qu’il me procure. Sans lui je devrais apprécier à l’œil les caps et vitesses des uns et des autres, spéculer sur les distances nous séparant et finalement décider si je passerai devant ou derrière. Il est très préférable alors de ne pas se tromper…L’AIS calcule rigoureusement tous ces paramètres pour tous les navires à la fois et à ma place et me dit…que pour deux clients du rail montant je ne passerai pas ! Nous faisons des routes à des vitesses respectives qui conduisent avec certitude à un abordage dans lequel nous ne serions pas les plus forts ! Ca clignote en rouge sur l’écran ; je vois les feux encore lointains de ces poids lourds dans l’état d’esprit du hérisson sur la route se mettant en boule devant les phares qui vont lui être fatals (à supposer qu’un hérisson ait de l’esprit). Décision : je rejoins vite la zone de séparation de deux rails et je me tapis là comme le hérisson, au point mort en dérive, en attendant que toute cette ferraille se soit écoulée.

Je suis passé brutalement, sans transition, de la paix du grand large à une dangereuse agitation de la civilisation mercantile. Le petit jour plus tranquille nous amène dans ses brumes les hautes falaises de Galice. Nous y retrouvons peu à peu nos repères. Les îles Sisargas sont doublées comme sur un boulet de canon ; avec un bon vent portant nous ferons des pointes grisantes à 9 nœuds dans une mer bien formée. Mais tout cela sent la fin du voyage…


Voir film publicitaire des "Armateurs de France"