CROISIERE 2007 "OUAKAM"
Lorsqu'on est au large et que la nuit tombe sur la mer, les plus accoutumés connaissent un instant de gravité intérieure. C'est comme une pause, un recueillement, parfois accompagné d'une plus ample respiration ou même d'un frisson. Le soleil a plongé voici un moment déjà; les feux de son coucher s'estompent à l'ouest; la mer devient violette et sombre à l'est. On s'est préparé; les lampes sont à portée de main, vêtements chauds, brassières et harnais sont là ou déjà enfilés; on prend une boisson pour sa tiédeur qui rassure. On réalise alors que l'on va rester là, affronter la longue obscurité d'une nuit, dans ce milieu marin dont les éléments peuvent toujours avec la même indifférence nous détruire ou nous tolérer.
"Quelle image, en ce crépuscule solitaire allait monter à bord avec la proche nuit ?" Louis Brauquier Eaux douces pour navires
"La
lumière au large de notre vie décline." Robert de Souza
(1865-1946)
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"Toute traversée est une nuit.
Partir, quelle que soit l’heure, c’est toujours une sorte de crépuscule. Derrière soi, le quai, la ville, les amis, la chaleur, la lumière. Devant soi, ce qui n’est pas connu. Pour un jour ou un mois, l’imprévisible, l’obscur, autrement dit la nuit. Et arriver, quelle soit l’heure, c’est toujours un peu une aube.
Toute nuit est une traversée.
D’abord l’heure
trouble qu’ont ressentie tous ceux qui ont navigué. La nuit n’est pas encore
venue mais le soleil est couché. On sent le froid à l’intérieur de soi. Parce
qu’il fait moins chaud ? Non, parce qu’il fait plus sombre. C’est le moment du
frisson imperceptible, de l’inquiétude vague, de la solitude, elle, plus précise
et qui, un instant, pèse sur les épaules. Larguons les amarres du jour. Un léger
pincement au cœur, comme quand le quai s’éloigne et que l’amarre tombée à l’eau
est remontée à bord.
Voici maintenant venir la double traversée, celle de la mer et celle de la nuit.
Les êtres de cette terre, les formes familières, les certitudes réconfortantes
une à une s’estompent et disparaissent. Voici venir maintenant la double
solitude, celle de la nuit et celle de la mer.
Seigneur, que j’aime naviguer de nuit. Peu à peu, chacun de nos sens va
retrouver une autre habilité, une autre vie. L’œil, perdu d’abord, tâtonne dans
le noir et enfin trouve son chemin. Le blanc d’une crête de vague qui déferle
lui fait signe. Une étoile qui se balance entre deux haubans l’appelle. La main,
aveugle, va aussi trouver sa route. La barre, dans la paume, la soutient. La
résistance de la mer, comme la tendance du bateau à lofer, lui sont d’autres
mains qui la guident.
Et l’oreille ! Son règne commence. S’il fait beau, le bruit de l’eau contre la
coque est une soie qu’on déchire. S’il vente, c’est le plain-chant de la mer qui
s’élève. Une écoute qui bat, une voile qui faseille, une drisse qui claque. Vent
arrière, c’est l’orchestre avec les stridences du vent et la basse continue de
la mer qui roule sur elle-même. Vent debout, c’est le vacarme, tout craque et
gémit, mais chaque craquement porte un nom. Ceux qui croient que la voile c’est
le silence n‘ont jamais navigué à la voile.
Comme elle se peuple vite, la mer déserte et la nuit où l’on est seul.
La nuit, tout bruit est multiplié, renforcé, répercuté, toute distance agrandie
de la dimension du mystère : tout contact devient surprise hostile ou geste
amical. La nuit, tout est différent et plus rien n’est indifférent.
Etre seul, à la barre, de nuit, ce n’est pas la même chose non plus. Le jour est
quand même une sorte de compagnie. Désormais, il n’y a plus que la mer et son
cercle autour de vous, plus près, plus serré, plus dur, doublé et renforcé du
cercle de la nuit.
Mais qu’elle va se peupler vite, la nuit sur la mer …. Passent dans la tête les
songes demi-éveillés, des souvenirs, penser à lâcher le cunningham, des visages
amis, qu’est-ce qui brinquebale encore en bas …. Pas de vastes pensées
philosophiques, non, au risque de décevoir les âmes romantiques. Mais une sorte
d’histoire sans queue ni tête, pleine de photos jaunies, de détail de cuisine,
de jubilation vague, qu’inquiétudes techniques soudaines et dérisoires, de paix
qui ne sait pas qu’elle est la paix.
De temps en temps, le cockpit étanche prend la parole. L’eau qui siphonne vous
interpelle. « gloup-choub bubletcouck » ou autres phrases qui m’ont toujours
paru relever d’une langue ouralo-altaïque assez proche du turc. On lui répond.
On se répond aussi, car assez vite on se parle sans plus très savoir si c’est en
dedans de soi ou à haute voix.
Parfois aussi une autre voix dit votre nom, net, précis. Comme elle se peuple
vite, la mer déserte et la nuit où l’on est seul…..
Antares peu à peu s’engloutit dans le noir de la mer. Dans le noir de la nuit,
la Grue fidèle navigue de conserve à bâbord. Arctucus, pierre brillante jetée de
la Grande Ourse, va sombrer à son tour. A l’Est, cette décoloration comme une
maladie de peau, c’est l’aube qui gagne. Maintenant, on peut aller dormir. Oui,
que j’aime naviguer de nuit."
Jean-François DENIAU "Voiles et Voiliers" Avril 1979